La situation. Nous y sommes l’école d’aujourd’hui est confrontée à l’intelligence artificielle. Les élèves ont aussitôt compris les avantages qu’ils pouvaient tirer des IA génératives : éviter des lectures laborieuses, obtenir la solution de tous les exercices, faire écrire à leur place des résumés, des rédactions, des dissertations et des traductions. Les devoirs à la maison deviennent tous suspects. Au mieux l’IA est un assistant qui joue le rôle de l’enseignant des cours particuliers du soir et des week-ends ; elle peut certainement aider à acquérir efficacement des connaissances. Au pire, elle entretient un jeu de dupe, permettant aux élèves démissionnaires de donner l’illusion qu’ils sont encore à la tâche.
Les mauvaises réactions. Encore novice en matière d’IA générative de tricherie, de nombreux élèves ont été pris en flagrant délit : à l’IUT Charlemagne de Nancy, à la faculté de Lyon…, toutes les copies se ressemblaient plus ou moins, mais suffisamment pour éveiller le soupçon, les fautes d’orthographe avaient disparu. Des outils nouveaux de détection des fraudeurs ont fait timidement leur apparition (extension chrome, applettes), l’Europe, à travers l’optimiste Thierry Breton, réclame une « watermark » pour les images et une signature invisible pour les textes afin d’identifier leur origine. On peut aussi demander à ChatGPT s’il reconnaît ses propres productions sous la plume de cet étudiant… Au fil du temps, il ne faut pas en douter, l’utilisation experte des élèves pour contourner ces limites se mettra en place. Le naufrage des étudiants de Nancy venait d’une flagrante ressemblance structurelle des textes. Cet écueil aurait pu être facilement éviter si les étudiants avaient pu l’anticiper. Il s’agissait simplement de changer la logique conversationnelle avec l’IA et demander dans un premier temps différents plan de présentation de la problématique, puis l’interroger sous partie par sous partie, enfin lui demander un ultime effort de réécriture à l’aide d’exemples ou de mots spécifiques. Saupoudrez le tout de quelques fautes et l’imperfection ajoutera le crédit nécessaire. Certes, cela demande plus de travail qu’un copier-coller de la consigne…
Ne sous-estimons pas l’IA, surtout quand elle est l’instrument d’une intelligence non artificielle. N’en déplaise à notre commissaire européen, Il existe déjà des programmes qui enlève les « watermark » (Fotor, watermark remover), d’autres sont spécialisés dans la réécriture.
J’entendais lors d’une récente conférence internationale sur l’évaluation digitale que jamais l’IA n’aurait la sensibilité et la créativité de nos enseignants. Une magnifique réponse à une question qui ne se pose pas. L’IA générative ne produit que ce que son modèle statistique lui fournit, la sensibilité pour elle est un registre de langue, c’est-à-dire un mode d’expression adapté à une situation d’énonciation, la créativité peut-être le produit de ce qu’on appelle l’hallucination qui peut conduire soit à l’erreur factuelle, soit à un contenu inattendu et donc créatif. C’est ce processus d’hallucination qui est à l’origine des images de Midjourney ou de Stable-diffusion. Essayer Bloom (CNRS) pour vous convaincre des capacités de création littéraire de l’IA. On comprend aujourd’hui que l’IA peut tout froidement mimer. Et demain, l’illusion ne sera que plus forte.
Les patchs, les programmes de détection, les phrases rassurantes laisseraient presque penser que tout pourrait continuer en l’état, il faudra juste faire attention pour éviter quelques tricheries et faire que le système reste « juste » (s’il ne l’a jamais été). Il n’en est rien. Les dommages de cette nouvelle technologie sur l’école et nos sociétés peuvent être considérables. Comme toute révolution éducative, les effets se feront sentir dans une quinzaine d’années, et la vague de fond sera dévastatrice. Elle se mesurera à l’érosion des niveaux dans tous les domaines, à l’effondrement des carrières scientifiques et aux reculs des innovations. On verra à ce moment là, quels pays et quels systèmes éducatifs auront pris les bonnes options, et on mesurera les efforts considérables pour rattraper l’immense retard. Car ne nous trompons pas, l’IA est un accélérateur de progrès qui creusera irrémédiablement les écarts.
Comment le monde éducatif peut-il s’adapter ? Comprendre que l’IA affecte la tradition éducative du travail personnel de l’élève invite à penser qu’une réforme profonde est nécessaire. Les enseignants devront rester vigilant sur les usages détournés, mais il ne faut pas que cette attention devienne centrale dans leur pratique, il faut leur éviter une course technologique contre les fraudeurs en faisant des lieux d’éducation, les lieux sanctuarisés de la performance. Là où l’élève fait, produit, réalise, s’exprime, sous le contrôle et l’œil avisé de l’enseignant. L’IA doit être maintenue à l’écart avec certitude, pour s’assurer que la performance des élèves reflète leur compétence. Cette position doit être radicale.
Mais l’IA reste un outil majeur, et le monde de l’éducation doit s’en emparer. Elle doit être utilisée pour contribuer à évaluer les élèves avec des critiques et des corrections d’une haute précision. L’IA peut concevoir les profils de compétence des élèves et impliquer les parents dans le suivi éducatif. Elle peut être utilisée pour aider l’enseignant à suivre les progressions et apporter des remarques sur la prise en compte des conseils et du travail à faire. L’enjeu est que l’école fasse de l’intelligence artificielle son outil, et qu’elle ne la subisse pas. Elle doit s’emparer de ce champ et innover.
L’IA reste un outil fantastique qui peut réduire les inégalités culturelles et accélérer le progrès. Mais comme tous les outils, mal utilisée, on peut aussi la considérer comme une menace. Elle offre une pensée experte coupée de ses fondations, livrée en pâture à des esprits mal préparés. Un mélange des genres qui peut être explosif. Le travail de fond : la lente et longue fréquentation des différentes formes et traditions littéraires, support véritables de nos connaissances, reste incontournable dans la formation des esprits, car il forme la mémoire et forge le jugement, ce que ne fera jamais ChatGPT. Evitons qu’elle ne décide à leur place, c’est de leur liberté dont il s’agit.